Le faux nez du filtrage des pubs chez Chrome
Google vient de lancer une nouvelle version de son navigateur Chrome équipé de ce qu’ils appellent un « filtre publicitaire », ce qui signifie qu’il bloque occasionnellement des publicités mais qui n’est pas un « bloqueur de publicité ». L’EFF se réjouit de l’élimination des pires formats de publicité. Cependant, la démarche de Google est une réponse qui tient du cautère sur une jambe de bois par rapport à la crise de confiance dans la publicité qui laisse de côté des problèmes énormes de protection de la vie privée des utilisateurs.
L’année dernière, une nouvelle organisation du secteur numérique, la Coalition for Better Ads (coalition pour une publicité meilleure) a publié une enquête auprès des utilisateurs pour découvrir les formats publicitaires responsables de « mauvaises expériences en matière de publicité ». La coalition a examiné 55 formats publicitaires dont 12 ont été jugés inacceptables. Ceux-ci comprennent différents formats qui masquent la totalité de la page (prestitial, postitial, rollover[1]), les vidéos qui se lancent automatiquement avec du son, des pop-ups de toutes sortes et les publicités d’une densité supérieure à 35 % sur mobile. Google est censé vérifier les sites à la recherche des formats interdits et laisser aux contrevenants 30 jours pour changer ou voir toutes leurs publicités bloquées sous Chrome. Les sites censurés peuvent nettoyer les publicités incriminées et demander un réexamen.
La coalition pour de meilleures pubs oublie l’avis des consommateurs
La coalition implique des géants comme Google, Facebook et Microsoft, des organisations de vente d’espace publicitaire, des entreprises de technologies publicitaires et de gros annonceurs. Criteo, un spécialiste du ciblage qui traîne un historique de pratiques controversées quant au respect de la vie privée est également de la partie, tout comme Taboola, l’entreprise de marketing de contenu. Les groupes de protection des consommateurs et des libertés numériques ne sont pas invités dans cette coalition.
Cette adhésion limitée à l’industrie explique l’horizon limité du groupe, qui ignore les facteurs non liés au format qui dérangent les utilisateurs et les conduisent à utiliser des bloqueurs de contenu. Lorsque les gens sont envahis par des formats agressifs, le problème prend d’autres dimensions. Que ce soit l’utilisation des publicités comme vecteur de logiciels malveillants, la consommation du forfait de données mobiles par des publicités énormes ou la surveillance de leur comportement par des technologies de pistage, les utilisateurs ont une foule de raisons de prendre des mesures pour se protéger par eux-mêmes.
Tous ces éléments sont cependant ignorés. La vie privée, en particulier, ne figure ni dans les tests mandatés par la Coalition, ni dans les trois rapports qu’ils ont publiés et qui forment la base des nouveaux standards. C’est sans surprise étant donné que les quatre plus grosses entreprises vivant du pistage sont membres de la coalition : Google, Facebook, Twitter et AppNexus.
Arrêter le « plus gros boycott de l’histoire »
Certains commentateurs ont décrit le blocage publicitaire comme le « plus gros boycott de l’histoire » contre la publicité intrusive et abusive en ligne. La coalition vise maintenant à ralentir l’utilisation des bloqueurs en prenant acte de réformes minimes. Pagefair, une entreprise de technologies publicitaires qui surveille l’utilisation des bloqueurs du pub, estime à 600 millions le nombre d’utilisateurs actifs de bloqueurs. Certains ne voient aucune publicité mais la plupart des utilisateurs des deux plus importants bloqueurs que sont AdBlock et Adblock Plus voient les publicités « sur liste blanche » d’après le programme Acceptable Ads (pubs acceptables). Ces entreprises s’appuient sur leur position de chien de garde aux yeux des utilisateurs pour obliger Google a leur racheter l’accès à une partie de leur base utilisateur via le financement de publicités acceptables. C’est très cher (un journal allemand fait état de 25 millions d’euros) et c’est désapprouvé par de nombreux publicitaires et éditeurs.
Les acteurs du secteur comprennent aujourd’hui que l’engouement pour le blocage publicitaire prend sa source dans leurs propres échecs et la Coalition en est la réponse tardive. Sous couvert d’un exercice d’autorégulation, le renforcement des standards via Chrome est un puissant allié. En éliminant les pubs les plus odieuses, ils espèrent ralentir l’avancement des bloqueurs indépendants.
Quelle différence cela va-t-il faire ?
La couverture médiatique de la nouvelle fonctionnalité de Chrome s’est axée sur l’impact sur les éditeurs et sur les doutes sur le fait que la plus grosse entreprise publicitaire de l’internet impose des standards publicitaires grâce à son navigateur dominant. Google a tenté d’apaiser les éditeurs en affirmant que seulement 1 % des sites testés étaient non conformes et a mis en évidence le changement de comportement d’éditeurs importants comme le LA Times et Forbes comme une preuve de succès. Cependant, si un nombre aussi réduit de sites passent sous le seuil de réaction de la Coalition, il semble improbable que ce soit suffisant pour dissuader les utilisateurs d’installer un bloqueur. Eyeo, l’entreprise qui est derrière Adblock Plus, aurait beaucoup à perdre si cette stratégie était couronnée de succès. Eyeo avance que Chrome « filtrera » seulement 17 % des 55 formats de pub testés, alors que 94 % sont bloqués par Adblock Plus.
Protection des utilisateurs ou pouvoir des monopoles ?
La marginalisation des formats de pub nuisibles est positive, mais devons-nous nous préoccuper de cet étalage de pouvoir par Google ? Par le passé, des entreprises comme Opera et Mozilla ont pris l’initiative de combattre des nuisances comme les pop-ups, ce qui fut largement plébiscité. Ces navigateurs n’ont pas été actifs pour leur propre publicité. La situation est différente avec Google, acteur dominant à la fois le marché de la pub et celui des navigateurs.
Le fait que Google exploite sa position dominante sur le marché des navigateurs pour former les conditions du marché publicitaire soulève quelques problèmes. Il est notoire que les publicités que Google place sur les vidéos dans YouTube (« instream pre-rol[2] ») n’ont pas été testées auprès des utilisateurs et sont exclues de l’interdiction sur les « publicités à lancement automatique avec son ». Le risque de conflit d’intérêts distingue la Coalition pour une pub meilleure, par exemple, du système de surveillance des sites associés à des logiciels malveillants de Google et de ses alertes relatives à la protection des utilisateurs.
Il existe aussi un risque que Google change de position par rapport à des extensions tierces qui donnent aux utilisateurs des options plus puissantes. L’histoire récente justifie de telles inquiétudes : Disconnect et Ad Nauseam ont été exclus du dépôt d’extensions de Chrome pour des accusations de violation des règles de ce store (ironiquement Adblock Plus n’a jamais eu ce problème).
Chrome échoue sur la protection de la vie privée des utilisateurs
Ce coup de Google réduira la fréquence à laquelle les utilisateurs tombent sur les pubs les plus gênantes. Malgré tout, il ne parvient pas à régler le problème le plus important que constitue le pistage et les atteintes à la vie privée. En effet, de nombreux membres de la Coalition étaient au sein du W3C de farouches opposants au Do Not Track[3] qui aurait offert une échappatoire facile aux utilisateurs soucieux de la protection de leur vie privée. L’impression qui en résulte est que le filtrage des publicités est vraiment une tentative des entreprises du secteur pour résoudre le problème du blocage publicitaire et pas de répondre aux préoccupations des utilisateurs.
Chrome, avec Microsoft Edge, est maintenant le dernier grand navigateur à ne pas offrir de protection intégrée contre le pistage. Firefox a lancé cette fonctionnalité en novembre dernier dans Quantum, a activé par défaut le mode « navigation privée » avec la possibilité de l’activer de façon universelle. Dans le même temps, Safari, le navigateur d’Apple, dispose d’un système de prévention intelligente du pistage, Opera embarque un bloqueur de pubs et de pistage que les utilisateurs peuvent activer et Brave a axé sa conception sur le respect de la vie privée des utilisateurs. Si vous utilisez Chrome*, vous devez utiliser Privacy Badger de l’EFF ou uBlock Origin pour combler cette faille.
(*) Cet article n’aborde pas les autres aspects problématiques des services de Google. Lorsque les utilisateurs se connectent à Gmail, par exemple, leur activité dans les autres produits de Google est enregistrée. Pire encore, quand des utilisateurs sont connectés dans Chrome, leur historique de navigation entier est stocké par Google et peut être utilisé pour du ciblage publicitaire. Ces données de compte peuvent aussi être reliés à des cookies de Doubleclick. Le stockage de l’historique de navigation fait partie de Sync (permettant aux utilisateurs d’accéder à leurs données dans tous leurs appareils), ce qui peut aussi être désactivé. Si les utilisateurs désirent utiliser Sync mais empêcher Google d’utiliser leurs données pour du ciblage publicitaire, cela peut être sélectionné sous « Activité sur le Web et les applications » dans Commandes relatives à l’activité. Il y a une option pour refuser la Personnalisation des annonces dans les paramètres de confidentialité. ◼
Infographie d’AdBlock Plus sur les 55 types de
formats publicitaires étudiés par Google & co
Aller plus loin
Le bloqueur de publicité le plus populaire pour Firefox est AdBlock Plus, mais nous vous conseillons plutôt uBlock Origin qui ne compromet pas sa mission pour assurer ses revenus comme vu ci-dessus pour AdBlock Plus. Nous vous avons déjà présenté uBlock Origin pour Firefox pour ordinateur et pour Firefox pour Android :
Blocage des publicités avec uBlock Origin
Un bloqueur de pub – La face cachée de Firefox pour Android
Consultez maintenant la position de Mozilla traduite pour vous.
Notes de traduction
[1] Un prestitial est une publicité qui apparaît avant l’affichage du contenu demandé et empêche d’y accéder ; un postitial est une publicité qui lance un compte à rebours avant que l’utilisateur puisse la fermer ou qu’il soit redirigé vers le contenu demandé ; un rollover est une publicité statique qui s’anime lorsque le curseur de la souris la survole.
[2] L‘instream pre-rol est un format de publicité qui consiste à afficher dans le flux vidéo le message publicitaire pendant quelques secondes avant la visualisation du contenu.
[3] fonctionnalité multinavigateur appelée dans Firefox en français « Ne pas me pister » qui permet à l’internaute de faire envoyer un signal aux sites web leur indiquant son souhait de ne pas être pisté.
Traduction et relecture : Mozinet, Goofy, Sara, Théo et anonymes
Crédit illustration : geralt via Pixabay sous licence CC0 – domaine public.